LA PHILOSOPHIE DE L'EFFORT
L'effort est semble-t-il pour paraphraser Descartes « la chose du monde la mieux partagée ». L'effort caractérise alors une injonction particulière venue de nous-même ou des autres, et une mise en œuvre limitée dans le temps et déterminée de moyens adéquats. La difficulté à définir l'effort s'impose dès lors qu'on essaye de le conceptualiser, c'est à dire de dire ce qu'il est. Ce qu'est fondamentalement l'effort est donc brouillé par son usage et par les finalités qu'il sert, il se dissout également dans les sentiments changeant à son égard et dans les requalifications dont il peut faire l'objet. Pourtant, il semble qu'on ne puisse mettre en doute, comme un premier repère à notre réflexion, le lien entre l'effort et la conscience de soi. Faire un effort, c'est toujours avoir conscience de faire un effort, non pas tellement au sens de l'idée cartésienne claire et distincte d'une maîtrise de ses idées et de sa vie, mais au sens même extrêmement confus chez le petit enfant d'être engagé avec son Être. Ce qui amène du même élan à interroger la réciproque : Est-ce que exister c'est faire un effort ?
Notons dors-et-déjà que l'emploi du verbe « s'efforcer » pourrait être tendancieux en ce qu'il suggère entre autres l'idée d'un passage en force. Maine de Biran considérait que le corps était la condition de la prise de conscience de soi par la médiation de l'effort. Non seulement le sentiment de l'effort est à l'origine du moi, mais plus encore, de par cet effort qui est constitutif la conscience de soi s'encre indéfectiblement dans le corps. Avoir conscience de soi, c'est avoir une conscience originaire et immédiate de la résistance qu'offre le corps à l'effort. C'est un mouvement de conscience (« projection vers ») qui est cette intention de la volonté de s'affronter immédiatement dès lors de sa mise en oeuvre à la résistance qu'oppose le corps. La dynamique de ce dépassement est à comprendre. En outre, l'effort est indissociable du sentiment de durée. Si on dit que l'existence est dépassement par essence, la question est de savoir quelle est la nature de ce dépassement (s'affranchir, s'arracher à ses déterminismes, s'échapper à soi).
L'idéologie de l'effort dans ses ressorts philosophiques : qu'est-ce qui nous amène à considérer l'effort comme une valeur / à considérer une vie d'effort comme méritante au-delà même des progrès objectivement constatés ? Comment peut-on finir par confondre plaisir et douleur sous l’injonction de l'effort qui paye ?
Autrement dit, qu'est-ce qui fait de l'effort un référentiel culturel et moral ? A l'instar de Bachelard qui invitait à psychanalyser les « erreurs initiales » en épistémologie ( http://lacollineauxciga.canalblog.com/archives/2011/02/18/20422885.html ), il semble fécond de psychanalyser, ou à tout le moins de déconstruire les présupposés qui font de l'effort un signe pour l'action. Or à l'évidence, ce qui s'impose d'emblée est le lien entre effort et idée de progrès (on peut même avancer que l'effort est le nerf de la guerre pour l'idée de progrès quand celle-ci se formule en terme de progression, donc de temporalité et d'activation d'une énergie physique, psychologique, morale, qui permettent la transformation).
Et donc la croyance en l'idée de progrès au 18ème siècle s'articule sur une idée centrale, celle de la perfectibilité de l'homme. Chez Rousseau, elle est l'idée que chacun, individuellement ou sous le caractère de l'espèce, puisse se perfectionner de la naissance jusqu'à la mort en fonction de l'éducation et des expériences qui composent son existence. Donc progresser est un dépassement constant de l'« existant ».
L'effort est à la fois dans sa structure, et dans sa dynamique, l'interface qui permet de comprendre le mouvement du progrès, il en est la condition de possibilité (et permet d'en comprendre le processus de la progressivité par l'accumulation et par la répétition). On peut dire aussi que l'effort est tapis dans l'ombre des théories de l'éducation comme il est instrumentalisé par toutes les théories politiques et économiques modernes. Déconstruire les valeurs accordées à l'effort c'est donc aussi interroger nos manières de penser le progrès. Ce peut être par exemple imaginer l'effort hors de l'idée de progrès, ou le progrès autrement que par une performance. On peut entendre progresser en terme d'accomplissement.
Le rapport entre l'effort et l'habitude...
L'effort sert-il l'habitude ou bien s'oppose-t-il à elle ? Et d'autre part, l'effort provoque-t-il au travers des automatismes une aliénation ou une liberté ? C'est au cœur, et à partir de l'automatisation que peut naître la création. On ne créé pas à partir de rien (ex nihilo). Notre société est marquée par ses influences judéo-chrétienne sur les vertus de l'effort et par l'histoire du rationalisme occidentale tel qu'il se manifeste par le déploiement des sciences et des techniques au 19ème siècle. Ce processus de rationalisation vers le progrès amène à une nouvelle politique : comment mieux mesurer les progrès établis que par l'effort. C'est quelque chose qui se perçoit et que l'on peut engager, c'est quelque chose que l'on peut demander à quelqu'un, c'est à dire par exemple fixer des objectifs de productivité et de rentabilité au travail (science de l'« ergonomie »).
La religion et la finance forment un système qui en émane directement, le capitalisme, qui est une forme de rationalisme économique en mesurant la progression qui peut s'opérer par les résultats de la productivité à travers cette mesure qu'est l'effort. On comprend la valorisation capitalistique du travail tel que l'explique Max Weber dans « Ethique protestante et esprit du capitalisme ». Ce livre décrit formidablement bien comment une éthique religieuse à base d’« ascétisme » et d'austérité permet que le temps devienne de l'argent, et comment la sportivité adapte l'économie à leur propre exigence autour de la performance, de la comptabilité, du temps d'activité, etc... Dans le contexte de la révolution française et de la contestation de l'ancien régime, on essaie de penser une société dans laquelle, par le biais des efforts, et notamment grâce à la perfectibilité et l'éducation, chacun va pouvoir s'élever et réussir au-delà des déterminismes de la naissance par des considérations morales qui s'appellent le « mérite ». La méritocratie émerge de l'idée que chacun est payé en retour de ses efforts qu'il aura accompli. En réalité, cette méritocratie républicaine recèle une grande ambiguïté par le faite qu'elle consacre à nouveau une domination des plus forts sur les plus faibles.
Ce n'est pas parce que la « réussite méritocratique » porte moins à contestation que les « privilèges de naissance » (au détriment des autres) qu'elle n'en est pas moins toute autant inégalitaire.
A qui profite l'effort à titre individuel ? Quelles sont les attentes du capitalisme au regard de l'effort collectif ?
Un « effort sans effort », quand on s'interroge sur la liberté avec des doctrines méditatives, est l'idée qu'on puisse éviter de se penser toujours dans le heurt, de heurter les éléments pour exister. Dans cette conception, l'effort pour être dans l'instant présent est une manière de renoncer à être dans le dépassement permanent et dans la performance, je ne cherche plus à être tout à l'heure.
Quand je vise mes progrès, je vise toujours un moment qui est au-delà du présent, pour être juste maintenant. Ce non-agir ou ce lâcher-prise est dans l'acte de l'excellence, la pleine conscience (l'expérience optimale). Il s'agit également de ce qu'on appelle « la loi du moindre-effort » (l'économie de soi) qui est aussi dans un sens une forme d' « écologie personnelle »...
Texte rédigé par Isabelle Queval : Philosophe, Professeure à l'INS HEA - Université Paris Lumières, chercheure au Groupe de recherche sur le handicap, l'accessibilité et les pratiques éducatives et scolaires (Grhapes)